guillaume savaton - au mouvant sillage


À propos de caméras de surveillance parlantes

Guillaume Savaton

En écoutant la radio hier, je suis tombé par hasard sur une émission consacrée à l’installation de nouvelles caméras de surveillance parlantes. Ces caméras sont destinées à être installées dans des lieux publics, par exemple des jardins municipaux, afin de repérer les incivilités. Chaque caméra est équipée d’un dispositif qui permet à l’agent de surveillance de parler aux personnes situées à proximité afin de les rappeler à l’ordre.

L’émission était diffusée sur France bleu mais je n’ai pas l’impression qu’elle soit disponible en rediffusion sous le titre ambigu FB Midi l’actu : la saint Valentin. Hier, l’animateur était en contact avec Yves Jégo, maire de Montereau, l’une des villes de France les plus équipées en caméras de vidéoprotection. Les auditeurs étaient invités à réagir par téléphone.

Je n’ai malheureusement pas pu écouter l’émission jusqu’au bout. J’ai été frappé de constater que les cinq ou six premières réactions étaient unanimement favorables à l’installation de ces caméras. Les arguments des auditeurs étaient à peu près toujours les mêmes :

On en a marre des crottes de chiens sur les trottoirs, des piétons qui traversent n’importe comment, des gens qui jettent leurs mégots de cigarettes par terre.

J’ai dû interrompre mon écoute au moment où, enfin, un auditeur se déclarait clairement opposé à cette initiative. Malheureusement, je ne l’ai pas trouvé très convaincaint, mais je pense que je n’aurais pas fait mieux à sa place. Malgré toute sa sincérité, la réaction d’un auditeur ne fait pas le poids face à un politicien expérimenté qui a élaboré son argumentation depuis de nombreuses années. Je regrette qu’il n’y ait pas eu un autre invité pour représenter le camp anti-caméras.

Cette émission m’a laissé un sentiment d’agacement et j’éprouve aujourd’hui le besoin de donner mon propre point de vue sur cette question. Pour être honnête, la plupart des arguments développés ci-après ne sont pas particulièrement originaux. Je les ai collectés au fil de mes lectures et je vous invite à suivre les liens que je donne pour avoir plus de détails.

Concernant l’efficacité de la solution

Tout d’abord, je dois préciser que je partage l’énervement des auditeurs devant le manque de responsabilité de certains usagers : ceux qui ne tiennent pas leurs chiens en laisse, ceux qui circulent à vélo dans des parcs où c’est interdit, ceux qui laissent des cannettes de bière cassées dans des aires de jeux pour enfants. Il m’arrive souvent de déplorer l’absence de surveillance dans les jardins publics et dans les rues. Pour autant, avant d’installer des caméras, il faut commencer par se demander s’il s’agit d’une solution efficace.

Pour des questions de coûts, on ne peut pas installer des caméras dans tous les recoins d’une ville ou d’un parc. J’imagine qu’elles sont généralement installés à des emplacements stratégiques. Il y a forcément des angles morts où les incivilités peuvent continuer à se produire. La présence de caméras ne signifie pas non plus que la surveillance est constante : pour limiter les coûts, il n’y a pas un agent affecté à chaque caméra. Les agents ne peuvent pas voir simultanément les images de toutes les caméras, et certains événements peuvent passer inaperçus.

De plus, je me demande si la caméra parlante est utilisable pendant les périodes d’affluence : comment l’agent fait-il pour s’adresser à une personne en particulier ? Si cette personne marche vite ou court, comment attirer son attention avant qu’elle ait quitté le champ de la caméra ? Si elle refuse d’obtempérer, que se passe-t-il ? Les concepteurs du dispositif ont certainement réfléchi à ces questions. Je suis curieux de connaître leurs arguments.

S’il faut vraiment mettre, ou remettre, en place un dispositif de surveillance, je serais plutôt favorable à la présence physique de plusieurs agents qui circulent. Ils pourraient plus facilement repérer les problèmes, dialoguer avec les usagers, leur expliquer les règles, les aider si nécessaire. Un contrevenant ne se sentira pas forcément obligé d’obéir à une voix sortant d’un haut-parleur. En revanche, face à un gardien musclé, sa réaction sera certainement différente.

Mais en poussant plus loin la réflexion, la surveillance n’est-elle pas une solution de la dernière chance, dans une société qui aurait renoncé à former des citoyens adultes ? Je rejoins la position de l’auditeur qui se déclarait contre l’installation de caméras : avant de prétendre surveiller et réprimer les actes d’incivilité, ne vaudrait-il pas mieux mettre la priorité sur l’éducation ?

Concernant les libertés individuelles

La plupart des auditeurs qui se sont exprimés ne voyaient aucun inconvénient à être eux-mêmes sous surveillance. Leurs propos peuvent se résumer ainsi :

Je suis très à l’aise avec ça. Je n’ai rien à me reprocher.

Si je suis moi-même rappelé à l’ordre, je reconnaîtrai ma faute et je ferai ce qu’on me demandera.

À mon avis, les personnes qui s’opposent à l’installation de caméras ont certainement des choses à se reprocher.

Le premier et le troisième exemple reflètent des opinions très répandues et qui sont largement entretenues pas les promoteurs de la surveillance :

  • Si vous n’avez rien à vous reprocher, alors vous n’avez rien à craindre.
  • Si vous n’acceptez pas d’être surveillé, c’est que vous voulez cacher des choses pas très honnêtes.

À nouveau, il est regrettable que personne n’ait été en mesure de répondre. Lorsqu’on s’intéresse à la question de la surveillance généralisée, du respect de la vie privée et des libertés individuelles, on comprend que les choses ne sont pas si simples.

Je n’ai rien à me reprocher…

C’est probablement vrai. Mais ce n’est pas moi qui décide si je suis suspect.

Lorsqu’il s’agit, par exemple, de repérer des terroristes, les agents de surveillance recherchent des signes caractéristiques qui pourraient suggérer des intentions malveillantes, la présence d’armes, ou la ressemblance avec des personnes recherchées. Parfois, ils commettent des erreurs.

David Mery n’avait rien à se reprocher lorsqu’il a été arrêté dans le métro de Londres en 2005. Son comportement avait été considéré comme suspect pour les raisons suivantes :

  • il n’a pas regardé les officiers de police en entrant dans la station, « comme s’il cherchait à les éviter »,
  • deux autres personnes sont entrées en même temps que lui,
  • il portait un manteau « trop chaud pour la saison » et des lunettes de soleil,
  • il portait un gros sac à dos qu’il n’a pas retiré pour s’asseoir,
  • il regardait les autres usagers qui entraient dans la station,
  • il jouait avec son téléphone et a sorti une feuille de papier de son manteau.

Chacun des éléments ci-dessus, pris isolément, ne signifie rien ; mais pour un agent chargé de repérer des terroristes, l’accumulation de ces petits détails dresse le portrait d’un suspect qu’il faut appréhender immédiatement avant qu’il passe à l’action. David Mery a été arrêté, son appartement a été fouillé, ses empreintes génétiques ont été enregistrées.

Vous-même, en vous promenant dans un parc équipé de caméras, serez peut-être interpellé parce que vous transporterez un objet qui aura été confondu avec une arme, ou simplement parce que vous aurez fait un geste qui aura été mal interprété.

Alors on peut toujours arguer que, dans la lutte contre le terrorisme, il vaut mieux mettre un innocent en garde à vue plutôt que de laisser un attentat se dérouler sans rien faire. Après tout, si vous n’avez rien à vous reprocher, alors il devrait être facile de prouver votre innocence et vous n’avez rien à craindre. Pour autant, je préfère autant éviter de me retrouver dans cette situation. D’abord parce que cette expérience a peu de chance d’être agréable, et surtout parce que, face à des policiers persuadés de votre culpabilité, il est facile d’être déstabilisé, de tenir des propos confus et d’ajouter encore plus aux soupçons qui pèsent sur vous.

L’avocat Maître Eolas écrivait en 2012 :

Quand je suis commis d’office pour assister un gardé à vue, je sais que je suis confronté à une personne qui n’a qu’une hâte : que ça se termine le plus vite possible, et qui est prête à dire toutes les sottises qui lui passeront par la tête dans l’espoir que ça se termine.

… mais je ne suis pas « très à l’aise avec ça »

Désormais, je sais que je peux être arrêté parce que mon comportement ou ma tenue vestimentaire auront été jugés suspects. Je sais aussi que, dans de nombreuses villes, des caméras observent et enregistrent mes faits et gestes. Il n’y a pas toujours un agent en train de me regarder, mais je n’ai pas la possibilité de savoir à quels moments je suis surveillé.

Dans l’émission de France bleu, Yves Jégo a expliqué que nous n’avions rien à craindre concernant notre vie privée et nos libertés, car l’utilisation des caméras et des images est strictement réglementée. Mais savons-nous quelles règles seront appliquées dans dix ans ? Au lendemain d’un attentat, les gouvernements sont souvent tentés de prendre des mesures d’exception qui justifient un renforcement de la surveillance, des pouvoirs étendus pour les forces de police, l’arrestation préventive, le maintien en détention et le fichage des suspects. Et les mesures d’exception, lorsqu’elles sont inscrites dans la loi, ont tendance à devenir des mesures permanentes.

Vous pensez peut-être que nous avons dévié de notre sujet initial. Après tout, les caméras parlantes serviront uniquement à rappeler à l’ordre les propriétaires de chiens indélicats. Mais à nouveau, savons-nous qui utilisera ces caméras dans dix ans, et dans quel but ?

Alors désormais, je vais faire mon possible pour ne pas éveiller les soupçons. Je vais adopter une tenue vestimentaire standard et m’efforcer d’avoir un comportement ordinaire. J’essaierai d’éviter d’être au mauvais endroit au mauvais moment ou de parler aux mauvaises personnes. J’éviterai de dire ouvertement que je suis opposé à l’utilisation de caméras de surveillance.